Le 7e colloque de la SHN se tiendra les 8 et 9 novembre 2019 à Bordeaux, sur le thème “La main ou l’outil ? Sens et techniques autour de la naissance, d’hier à aujourd’hui”
La main ou l’outil ? La sage-femme ou le chirurgien ? Ces deux questions dessinent une alternative a priori radicale, qui a longtemps accompagné la compréhension des naissances du passé et le rôle de ceux qui accompagnaient les parturientes. Cette alternative cache en fait la complexité du rapport des auxiliaires de l’accouchement (sage-femme ou accoucheur) à la manière d’exercer leur fonction. Les tours de mains des sages-femmes ont-ils été vraiment et complètement supplantés par les “instruments” des chirurgiens, qui ont investi le domaine de la naissance à partir du XVIe siècle ? Le but de ce colloque est de réfléchir à la manière dont, au cours de l’histoire, les accouchements se sont peu à peu technicisés, à la façon dont la main, mais, au-delà, l’exercice des cinq sens, ont été remplacés, prolongés ou amplifiés par des outils et des machines.
Longtemps, les femmes (ventrières, matrones, bonnes mères, femmes qui aident, sages-femmes), qui seules accompagnaient les accouchements, n’ont eu à leur disposition comme “outils de travail“ que leurs cinq sens. Le sens primordial et le plus fréquemment sollicité était le toucher. La délicatesse du tact, tant pour éviter toute douleur à la parturiente que pour reconnaître au mieux l’avancée du travail, était la qualité principale des sages-femmes, car leurs mains avaient pour tâche de remplacer les yeux qu’elles n’étaient pas autorisées à poser sur le sexe des femmes dont il fallait ménager la pudeur. La vue servait, quant à elle, à observer le teint de la parturiente et à examiner l’enfant à peine né. L’ouïe leur a aussi beaucoup servi, notamment pour apprécier la forme et le niveau des plaintes des futures mères permettant de connaître le degré d’avancement du travail. L’oreille a été aussi importante chez les jeunes sages-femmes en formation à partir du XVIIIe siècle pour apprendre par cœur les bonnes pratiques à partir des manuels par questions et réponses qui leur étaient destinés. Le goût a moins été sollicité, quoique dans la médecine ancienne on pouvait avoir à goûter l’urine des patients et que l’on trouve parfois dans certains traités d’obstétrique le conseil de goûter le liquide amniotique (après en avoir apprécié la couleur) pour s’assurer que le fœtus ne souffre pas.
L’usage des sens a toutefois connu au fil des époques moderne et contemporaine une médiation accrue. L’ouïe devient plus centrale encore pour les sages-femmes formées à partir du XIXe siècle, quand elles apprennent à écouter le cœur du fœtus grâce au stéthoscope de Kergaradec (1818), puis à la “trompette” de Pinard (1880). La vue gagne du terrain à mesure que se modifient les normes de tolérance de la pudeur : le speculum est amélioré par Marie-Anne Boivin en 1821, tandis que se multiplient les objets qui combinent toucher et observation visuelle : les compas pour mesurer le bassin et, plus proches de nous, les mètres ruban (pour mesurer la hauteur utérine), tensiomètres et montres trotteuses. Le toucher s’habille de gants au tournant du XIXe siècle pour isoler la main, désormais perçue comme vectrice de germes et de mort. La paroi abdominale et utérine devient même transparente grâce à la technique échographique dans le dernier tiers du XXe siècle.
Du côté des hommes de l’art, chirurgiens puis médecins, le rapport aux sens se hiérarchise différemment. Dans un premier temps, les chirurgiens, soucieux d’étendre leur pratique dans le champ nouveau des accouchements, trouvent difficile de se passer de la vue si essentielle dans leur pratique ordinaire. Depuis l’Antiquité, en cas d’accouchement “contre nature”, ils peuvent être amenés à prolonger leur main en utilisant crochets, pinces et bistouris pour sauver la mère en dépeçant le fœtus dans son ventre (et en utilisant leurs yeux à ce moment-là). À partir du XVIIIe siècle, en plus de leurs traditionnels outils de mort, les chirurgiens ont à leur disposition les forceps et leviers qui permettent de terminer heureusement un accouchement où le fœtus serait resté enclavé dans le bassin maternel. L’utilisation souvent inconsidérée des instruments permet aux hommes de l’art d’affirmer leur supériorité sur les sages-femmes qui agissent à mains nues, et entretient aussi bien en France qu’en Angleterre une longue querelle entre les praticiens hommes et femmes, dont témoigne l’image ci-dessus. Cette opposition entre auxiliaires féminin et masculin de la naissance ne doit cependant pas faire oublier la facilité avec laquelle matrones et sages-femmes ont elles-mêmes recours à des outils, du crochet, si décrié au XVIIIe siècle, aux forceps. Au XIXe siècle, les sages-femmes, formées à la Maternité de Paris ou ailleurs, utilisent ces derniers aussi bien (voire mieux) que leurs maîtres masculins. Pour les sages-femmes exerçant majoritairement à domicile jusque dans les années 1950, le forceps fait partie de leur équipement.
On s’attachera donc à nuancer voire à corriger l’opposition genrée un peu facile entre femmes à mains nues et hommes instrumentés, particulièrement depuis que l’accouchement en milieu hospitalier de plus en plus technicisé est devenu la norme. Aujourd’hui, les cinq sens des sages-femmes sont-ils encore utilisés ? Pourquoi et comment, pour les uns et les autres, les instruments, machines et objets techniques se sont-ils substitués à l’expérience clinique ? Jusqu’où nous entraîne la toute-puissance technicienne ? L’objectif de ce colloque est de contribuer à construire une histoire nuancée de ces changements techniques progressifs dans l’art d’accompagner les naissances. Les débats, structurés autour d’interventions de chercheurs de sciences humaines et de personnels soignants, seront organisés en deux journées : la première reviendra sur l’histoire des pratiques d’accouchement et des outils qui y sont associés ; la deuxième sera consacrée aux nouveaux objets techniques qui entourent aujourd’hui les accouchements et aux évolutions qui en découlent.